Développer de l’urbain est une aventure complexe. Les contraintes sont bien sûr techniques, technologiques et spatiales. Elles sont aussi sociales : la ville, espace vivant et partagé, est parcourue et vécue par une grande diversité d’usagers. C’est pourquoi AGORA choisit fréquemment d’intégrer dans ses projets le regard de sociologues, invités à partager leur expertise et leur vision.
Mathieu Berger, professeur à l’UCLouvain, chercheur associé au laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL Lausanne et membre du bureau d’urbanisme CityTools, est l’un d’eux. En 2019, il a participé, en tant qu’expert externe, à un atelier de conception urbaine original mis en place par AGORA, et qui visait à déterminer le concept d’aménagement urbain et paysager du futur Quartier Alzette, sur le site de l’ancienne aciérie d’Esch-Schifflange. Il revient ici sur cette expérience et sur l’apport de la sociologie dans le développement urbanistique.
La conception urbaine selon AGORA : huis-clos d’experts ou aventure collective ?
Avec son atelier, AGORA a bien compris la nécessité, sur un projet urbain d’une telle ampleur, d’ouvrir la procédure à un maximum d’acteurs concernés, notamment aux riverains, associations, dans le cadre d’un dialogue public soutenu. Pendant une semaine, quatre équipes internationales d’urbanistes et de paysagistes mises en compétition ont planché sur ce projet, suivis en temps réel par des experts mais aussi des citoyens, invités à s’exprimer et à participer à différents moments du processus. Personnellement, j’intervenais comme membre du comité d’experts, dans lequel j’apportais un regard sociologique.
Le regard du sociologue sur le développement urbain : apport superficiel ou expertise nécessaire ?
Je ne suis bien sûr pas neutre sur ce point ! Mais je crois effectivement qu’une composante sociologique est nécessaire. Il est étonnant de penser que des savoirs au sujet des pratiques habitantes et du fonctionnement de la vie sociale sont un apport superficiel à de projets visant à modifier des milieux urbains ou à en créer de nouveaux. Le sociologue est là aussi pour rappeler si nécessaire le caractère public et partagé des espaces urbains, et accompagner les architectes et urbanistes dans leurs réflexions sur les qualités nécessaires à un espace pour qu’il soit accessible à tous.
L’urbanisme : recette immuable ou sur-mesure ?
Les solutions types ne fonctionnent pas… car l’usager type n’existe pas ! Il importe de saisir la diversité des perspectives des usagers (celle du travailleur, de l’habitant, de la femme, du petit enfant, de la personne âgée, etc.) et d’intégrer cette complexité dans le projet. Concernant les processus de consultation, il importe d’identifier ces différents publics, d’avoir des échanges spécifiques avec chacun, et recomposer ainsi la mosaïque des usagers et usages possibles. Ignorer ces aspects, c’est prendre un gros risque : celui de défaire ou de malmener la vie sociale d’une façon qui ne sera pas viable pour le projet.
Le sociologue : différentes modalités d’intervention ?
Il n’y a pas, heureusement, un seul profil de sociologue ou une seule façon possible d’intégrer un regard sociologique dans un projet urbain. En simplifiant, il y en a au moins quatre :
Une approche quantitative.
Elle consiste à mobiliser données et connaissances socio-démographiques pour une description macrosociale et objectivante de la population considérée : sa structure, ses composantes, son évolution, ses besoins, etc. Cette figure suppose généralement des compétences en géographie sociale et des capacités cartographiques : pour situer la population dans son territoire, il faut pouvoir spatialiser les données.
Une approche qualitative.
Elle est basée sur la pratique de l’entretien et l’analyse du discours des acteurs, notamment des citoyens concernés. Il peut s’agir d’entretiens individuels plus ou moins approfondis, d’enquêtes en ligne ou encore d’entretiens collectifs (focus group) : on identifie des groupes d’usagers-types et on les questionne sur leurs perceptions et expériences des espaces concernés. Le sociologue se positionne ici comme un interprète.
Une approche ethnographique.
Elle est basée sur l’observation micro-sociologique des usages des espaces urbains et des interactions entre usagers. Personnellement, c’est celle qui me passionne le plus. Récemment, je me suis beaucoup intéressé à “la ville de l’enfant”, à observer et décrire en détail comment les jeunes enfants utilisent les lieux, analyser leur façon de composer avec l’espace disponible. Cette approche par observation peut ensuite informer une pratique de design.
Une approche facilitatrice.
C’est une posture assez commune. Ici, le sociologue n’est pas tellement sollicité comme expert ou scientifique, mais plutôt comme intermédiaire entre les savoirs : il anime la participation citoyenne, œuvre à la médiation entre concepteurs et usagers.
Pour une participation réussie : face-à-face entre citoyens et élus, ou conversation interdisciplinaire ?
Je pense que l’une des clefs de la réussite est la diversité des acteurs associés et l’intensité de leurs interactions. Ce fut le cas lors de l’expérience du Quartier Alzette : AGORA a réussi à réunir sous un même toit et pendant une semaine entière une centaine de participants : urbanistes et architectes, experts extérieurs, élus, riverains, associations… L’ensemble à participé à différents ateliers et visites du site.
Trop souvent, les procédures participatives se limitent aux seuls riverains. Ce n’est pas suffisant. Ici, le nombre impressionnant de participants et l’organisation de séquences de dialogue tout au long de cette semaine manifestaient une réelle envie de soumettre le projet à la discussion ; avec, à la clé, le choix d’un projet qui semble avoir été accepté par le plus grand nombre. Cet atelier mis en place par AGORA, misant sur un principe d’émulation entre équipes de conception concurrentes en interaction constante, autant que sur le dialogue public avec les citoyens représente certes un investissement non négligeable, mais les avantages en termes de qualité de projet et de réception auprès de la population sont au final bien supérieurs.
Procédure participative : “one shot” ou processus suivi ?
La temporalité est essentielle lorsqu’on parle de participation. L’intérêt de l’atelier dont on parle est qu’il a été un processus dynamique et soutenu, plutôt qu’une assemblée “one shot” superficielle de quelques heures. Discussions, visites du site, points d’étapes, médiation permanente avec les équipes conceptrices et avec le jury, présence des citoyens en continu durant sept jours, du début jusqu’à la présentation finale des projets : l’envie d’exceller par la qualité du processus autant par le concept d’aménagement en résultant, et le sérieux placé dans l’organisation et la mise en œuvre pratique des échanges ont fait la différence.
Interview de collaborateurs d’Agora, de partenaires et d’experts, avec la série ” Défis urbains ” découvrez les valeurs défendues et mises en oeuvre par AGORA.
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