Un quartier circulaire à tous les niveaux, de l’approvisionnement énergétique à la récupération d’eau et celle des déchets : voilà l’essence du projet Symbiosis. Après en avoir dessiné les premiers contours avec la Ville d’Esch-sur-Alzette et la Commune de Schifflange, l’équipe d’AGORA a entrepris une féconde phase d’étude technique avec six partenaires aux expertises variées : énergie, biodiversité et traitement des eaux, entre autres. Conversation avec quatre de ces partenaires, férus d’ingénierie, qui ont contribué à la réflexion et qui ont la tête pleine de solutions astucieuses.
Pour amorcer cette vaste réflexion technique, AGORA (ici représenté par Jean-Claude Huberty, chef de projet, et Alexandre Londot, Directeur des opérations) a réuni : des ingénieurs du bureau d’études Schroeder & Associés, dont notre interviewé Philippe Genot; des spécialistes en énergie durable du bureau IDES Engineering, tel que notre interlocuteur Jean-Philippe Lemaire; des experts en biodiversité de la firme WEO; des spécialistes en traitement des eaux noires et eaux grises du bureau suisse AFRY; des collaborateurs du cabinet-conseil en innovation collaborative The Impact Lab et finalement des passionnés de méthodologie du bureau de consultance EXCEPT. Inventer un quartier presque entièrement circulaire est très complexe et tout à fait inédit à cette échelle, sur un site de près de 61 hectares. Une approche interdisciplinaire et le croisement constant des différentes expertises techniques s’impose. C’est passionnant !
Sur papier, le projet Symbiosis peut sembler utopique. Du point de vue de l’ingénierie, et selon l’état actuel de vos recherches, peut-on déjà le considérer techniquement réalisable ?
Jean-Claude Huberty, chef de projet AGORA : « L’idée derrière Symbiosis est de tout mettre en réseaux intelligents pour créer un quartier dans lequel, par exemple, l’eau de pluie est récupérée et traitée pour être réutilisée dans les cuvettes des toilettes, ou dans lequel les déchets deviennent matériaux pour créer de la biomasse, qui, à son tour, est source d’énergie. Il est vrai que c’est un projet précurseur et qu’il y a peu de modèles existants sur lesquels se fier pour déterminer la faisabilité technique. Symbiosis impose un changement de paradigme : il faut considérer les ressources dans leur globalité et les imaginer au cœur d’un réseau d’interrelations. Par exemple, à ce stade-ci de l’aventure, on ne choisit pas de faire une étude sur l’eau, puis une étude sur l’énergie, puis une étude sur la biodiversité; on doit plutôt réfléchir aux endroits de croisements possibles entre ces différentes ressources. Nous ne sommes pas encore à l’étape de tester si toutes nos idées sont faisables, mais la phase d’étude actuelle a permis d’identifier et de considérer une panoplie de solutions ingénieuses. »
Jean-Philippe Lemaire, Fondateur de IDES Engineering : « Nous avons utilisé une méthode appelée Symbiosis in Development (SID), et c’est un beau hasard que ce processus dont le bureau EXCEPT est spécialiste porte le même nom que notre projet pour Metzeschmelz ! La méthode nous a permis d’organiser toutes les données pour réaliser une première cartographie des solutions possibles, en considérant tous les liens entre les ressources. Concrètement, le projet Symbiosis vise d’abord à valoriser au maximum les éléments naturels, comme le soleil, l’air et le sol, par exemple grâce à des panneaux photovoltaïques, l’aérothermie et des technologies de géothermie. On allie ces techniques pour qu’elles soient complémentaires et qu’il n’y ait aucun gaspillage de ressources, notamment en mettant en place ce qu’on appelle l’équilibrage systémique des énergies, qui repose sur une fine distribution des ressources en fonction de l’offre et de la demande en temps réel, couplée à des techniques de stockage des ressources pour utilisation ultérieure. On essaie aussi de réfléchir à un système ouvert qui pourra intégrer d’autres techniques dans le futur. Par exemple, les technologies pour utiliser l’hydrogène comme source d’énergie ne sont pas suffisamment développées pour le moment, mais elles le seront assurément au fil de la prochaine décennie. »
Pouvez-vous décrire davantage les solutions envisagées pour constituer un réseau circulaire d’approvisionnement en énergie ?
Jean-Philippe Lemaire, Fondateur de IDES Engineering : « On a déjà évoqué l’aérothermie, le solaire, le géothermique, éventuellement l’éolien et l’hydrogène. Ce sont des solutions connues. L’innovation, c’est de les combiner en respectant un grand principe de mise en réseau ”smart”, pour opérer une gestion équilibrée tant pour les flux de chaleur que les flux d’électricité. Pour opérer cet équilibrage, il y a plusieurs moyens, notamment des pompes à chaleur que nous pourrions regrouper sur un hub de mobilité ou sur un immeuble à plusieurs logements. Pour la géothermie, on doit répartir des sondes sur le territoire pour utiliser le sol comme système de stockage thermique, puis mettre en place une solution de mise en réseau et d’équilibrage avec les autres sources d’énergie. L’idée serait aussi de récupérer la chaleur partout où on le peut, notamment celle rejetée par les systèmes de climatisation. À terme, nous espérons que Metzeschmelz soit approvisionnée en énergies renouvelables seulement, sans aucun recours aux énergies fossiles. »
Comment pourrait s’implanter une circulation des eaux en « réseaux smart » ?
Philippe Genot : « D’abord, rappelons que nous allons traverser une crise de l’eau dans un futur proche : il faut donc que le site soit résilient par rapport à des étés très secs ou des situations de pluie torrentielle. Il sera impératif de récupérer au maximum cette eau de pluie pour la faire tourner aussi longtemps que possible dans différents cycles sur le site. Pour ce qui est de la mise en réseau intelligente des eaux grises, noires et jaunes, l’objectif visé par Symbiosis est de favoriser un approvisionnement autonome de l’eau non-potable. C’est-à-dire que l’eau potable devrait servir seulement à la consommation par des humains, et que toutes les autres utilisations de l’eau, comme les toilettes, la douche ou le nettoyage, tireraient profit de l’eau non-potable, réutilisée plusieurs fois. On propose donc un cycle de l’eau grise. Par exemple, l’eau de la douche ne serait plus déviée directement dans une canalisation pour aller vers une station d’évaporation, mais plutôt envoyée à une station de traitement des eaux avant de revenir dans les habitations pour d’autres usages. Cette solution implique la construction d’un réseau complexe de canalisations, mais elle vaut le coup car elle réduit drastiquement la quantité d’eau utilisée. »
L’objectif de Symbiosis est aussi de transformer tous les déchets en sources d’énergie ou en ressources diverses. Comment y arriver ?
Alexandre Londot, Directeur des opérations, AGORA : « D’abord, une réflexion est en cours au sujet des déchets produits au cours de la phase d’assainissement et de déconstruction du site, puis lors des imposants travaux de construction d’infrastructures et de bâtiments. Idéalement, ce qui sera détruit sur la friche actuelle pourrait servir pour des constructions futures, du moins nous récupérerons tout ce qui est réemployable — par exemple du béton pouvant être concassé et utilisé pour réaliser le coffre de voirie ou des charpentes métalliques pouvant servir à la construction de nouvelles structures. Pour ce faire, un inventaire des matériaux réutilisable doit être établi. Ensuite, le projet Symbiosis repose effectivement sur l’idée de transformer les déchets du quotidien en ressources, par exemple, en utilisant ces déchets pour faire de la biomasse, comme mentionné plus haut, ou encore pour les utiliser comme fertilisants dans une production locale d’agriculture urbaine. Les technologies permettant de procéder à ces transformations existent – il serait laborieux de les décrire ici – mais notre phase d’étude a permis de les identifier. »
Le cadre réglementaire actuel au Luxembourg permet-il la réalisation de tous les objectifs de Symbiosis ?
Jean-Claude Huberty : « Pas encore. Le cycle d’eau grise, par exemple, ne serait pas entièrement réalisable en respectant la réglementation actuelle. Mais, en collaboration avec le gouvernement, un site comme Metzeschmelz pourrait servir de projet pilote pour réévaluer et transformer le cadre légal et réglementaire. Le Luxembourg est dans une féconde période de changements législatifs pour s’adapter à un monde en transition climatique. Nous savons que les différents ministères impliqués sont très ouverts. Il est essentiel de voir cela comme une opportunité collective d’évoluer et d’innover dans nos modes de consommation, car c’est ensemble, en embrassant ces nouvelles pratiques, que nous pourrons construire un futur durable et harmonieux. »
Philippe Genot : « Les lois doivent changer. Comme pays sensible aux problèmes de notre époque, le Luxembourg n’a pas le choix. Je pense qu’un espace d’expérimentation et de dialogue va se mettre naturellement en place entre les développeurs de nouveaux quartiers et l’État et les communes, et que cela fera évoluer le cadre réglementaire rapidement. Nous avons avec Metzeschmelz une occasion rare de tout construire de zéro et d’expérimenter. C’est précieux. Nous savons que notre pays va saisir cette opportunité. »